MON VOISIN

© Valérie DERVAUX 1999




Clic. Clic. Cliquetic... Mon voisin est un écrivain. Du moins, c'est ce qu'il me semble. Jour et nuit, lorsque je suis là, j'entends le son agressif et régulier des touches qu'il écrase. Sa machine, dont je ne connais pas la marque, fait un tel bruit que parfois, je n’entends même plus mes propres bruits, ni ma propre vie.


Le cliquètement sec, lorsque je ferme les yeux, me plonge parfois avec délice dans la bonne vieille ambiance des années 50, des bureaux de détectives privés, embrumés d'alcool et de volutes de tabac fort, de blondes beautés pulpeuses et de séduisants hommes mal rasés à l'odeur virile.
J'ai dit plus haut qu'il me semblait être un écrivain. En fait, je n'en sais rien. Je ne l'ai jamais vu, ni lui, ni aucun des livres qu'il semble écrire.
J'habite dans cet immeuble depuis bientôt dix ans. Je me suis attachée à ce lieu (qui ne le serait pas au bout de tant de temps!) et j'ai vécu énormément de bonheurs ici. Mais il semblerait que je sois la seule. Jamais je n'ai vu ou entendu un quelconque visiteur entrer ou frapper à côté. Jamais personne n'a frappé ou sonné. Je pense même qu'il n'a pas le téléphone.

Ce qu'il tape sur sa machine est d'une régularité très impressionnante, comme s'il se forçait à n'employer régulièrement que des mots de longueur similaire, un peu comme pour entraîner la vivacité des éventuels lecteurs en un rythme rapide et imperturbable.
Ce même rythme qu'il semble lui-même tenir et entretenir depuis toutes ces années.

C'est tout de même plus qu'étrange de n'avoir jamais ne serait-ce que croisé son voisin.

Nous ne sommes pourtant pas si nombreux que ça dans notre immeuble. Deux appartements par étage sur trois étages. Six personnes, six célibataires endurcis (c'est ce que je suis tentée de penser depuis tout ce temps!).
Je suis d'accord sur le fait que nous ne nous rencontrons pas très souvent mais il nous arrive pourtant de nous croiser, quand nous partons au travail, ou le samedi, à l'obligatoire heure du courrier. Chacun espère toujours recevoir une lettre enflammée d'une moitié qu'il n'a pas et dont l'existence est plus que mise en doute, compte tenu du rythme effréné des sorties de chacun...

Lui, jamais. Nous ne l'avons jamais rencontré. Il a emménagé sans que nous ne nous en rendions compte. En fait, c'est un peu comme s'il avait eu les clefs de son appartement, et qu'il était entré là sans un meuble, sans un bruit.
Depuis, de temps en temps, nous remarquons sa boîte aux lettres, débordante de paperasses inutiles, comme les tracts pour le loto du quartier ou les dernières promotions des grandes surfaces.
Puis, un jour, plus rien, vide. Juste cet amas de papier qui s'est mystérieusement déplacé de sa boîte à la corbeille. Mais jamais je n'ai entendu sa porte s'ouvrir ou ses pas dans l'escalier.

Sans le connaître, je me permets de le juger comme quelqu'un d'étrange et de suspect, alors qu'en réalité, il est peut-être d'une timidité maladive, qui le priverait carrément de tout contact avec l'extérieur.

Quoiqu'il en soit, depuis maintenant cinq ans, j'entends sa machine à écrire.
N'a-t-il jamais besoin de racheter de l'encre, du papier?
Ne se nourrit-il jamais?
Je vois parfois une faible lueur sous la porte de son appartement. Ca donne un peu l'impression d'un archaïque éclairage à la bougie, qui mêlerait ambiance feutrée, lumière tamisée, mysticisme profond, phobie de la lumière vraie...

La nuit dernière, j'ai rêvé que j'étais chez lui. Ca n'est pas la première fois que ça m'arrive et chaque fois, j'ai d'affreuses impressions de déjà-vu, de mal-être, d'intimité violée, de réalité troublante.
Je suis chez lui. Je ne me souviens pas y être entrée. Mon esprit embrumé transforme cette impression en une sorte de téléportation. Dans tous les cas, je n'ai aucun souvenir de l'instant précis où j'ai pénétré dans son appartement...C'est comme si j'ouvrais les yeux au réveil et que je n'avais plus conscience de m'être rendue chez lui. En fait, c'est exactement ça. J'ouvre les yeux, toujours très difficilement, et je suis chez lui. Pourtant, je n'y suis jamais entrée, même lorsque cet appartement était vide.

La pièce est grande, parce que vide de tout meuble. Eclairée de ça de là par quelques rares bougies. C'est une pénombre épaisse, pénétrante de partout. Je la sens. Je la vois. Je la respire. Elle pèse sur moi d'un étrange poids...Elle semble par moments comme me pénétrer par tous les pores et par tous les orifices de la peau. Elle est épaisse et presque malodorante. Je suis certaine qu'à cet instant précis, même si j'avais la possibilité de prendre une longue et énergique douche afin d'essayer de m'ôter cette impression de souillure, tout effort serait vain.

L'espoir que tout ça n'était qu'un rêve vient de s'envoler, en même temps que la douleur d'une piqûre est montée dans le creux de mes reins, parcourant tout mon corps, le traversant de part en part comme une onde électrique. En plein milieu de mon dos, je sens une sorte de chaleur se diffuser, épicentre supposé de ma piqûre. La chaleur semble couler au creux de mes reins, suivre très exactement les contours de mon pauvre corps endolori d'être resté trop longtemps dans la même et inconfortable position.

J'entends des râles. Ils semblent provenir de partout à la fois, et de nulle part en particulier. Pour me rassurer, j’essaie de me persuader alors qu'il s'agit d'un de ces nouveaux groupes de musique New-Age dont le disque passe en sourdine dans tout l'appartement.

C'est un appartement d'une seule pièce, pas immense mais tout de même suffisant pour une personne seule. Mais c'est tellement vide. Rien, pas un meuble, pas un chaise, pas un tapis... Pas de lecteur de disque...
Je remarque par endroits quelques dessins, à même les murs et le sol. Il faudrait que j'essaie de m'approcher un peu pour voir ce qu'ils représentent. De là où je suis, je ne distingue rien de très précis...

Les vêtements que je porte ne sont pas les miens...j'aime les choses plutôt strictes mais confortables. Là, j'ai sur moi une longue robe noire à même ma peau, elle est douce mais sent un peu la naphtaline. Les manches me tombent sur les mains, autant que la robe et sa traîne me tombent sur les pieds.

J'entends des pas qui se rapprochent. Pas des bruits de chaussures ou de talons mais des bruits de pas, de pieds nus, bien distincts sur le plancher rugueux. Ils approchent lentement, comme si la personne à qui ils appartiennent portait sur ses épaules quelque lourd objet qui ralentirait son déplacement.

J'ai peur. Ce n'est habituellement pas dans ma nature mais les données sont telles que je stresse autant qu'une lycéenne avant le bal de la promo pour savoir qui sera son cavalier. C’est un exemple ridicule, compte tenu de ce que je suis en train de vivre, mais c’est pourtant le seul qui me vient à l’esprit, comme ça, spontanément. Et puis, j’avoue n’avoir pas tellement le temps d’y réfléchir.

Il fait tellement sombre que je distingue plus que je ne vois une forme se rapprochant de moi. Malgré cette obscurité toujours on ne peut plus présente, il me semble remarquer un détail qui me choque et me paralyse instantanément. Si c'est précisément lui, mon voisin, cela fait alors des mois, des années, que je côtoie un être qui est formé de beaucoup plus de membres que les simples mortels que nous sommes. Des jumeaux à un seul tronc, trop de jambes pour si peu de corps…

J'essaie de rester un minimum digne.Je ne veux pas crier, ni le mettre en colère, ou l'effrayer... j'ai tellement peur...
Y'a-t-il une infime chance pour qu'il ait oublié ma présence ici ?
A la manière dont s'oriente son trajet, je ne peux malheureusement pas me permettre de m'accrocher à cette lueur d'espoir...

Il dévie de sa route. Il semble à présent me contourner.

Il a disparu de mon champ de vision, mais je le sens derrière moi, qui se rapproche. Le dégoût, la peur, la terreur même, provoquent en moi une telle montée d'adrénaline que je me sentirais capable d'abattre des montagnes si justement la terreur ne me paralysait pas.

Non, ce n'est pas possible...
Je sens son souffle au creux de mes reins, très exactement là où j'ai été piquée il y a à peine quelques minutes.
Mais que fait-il, là, derrière moi?

Non, je ne veux pas le croire, je ne peux pas croire qu'il soit en train de lécher mon dos.
Sa langue semble rentrer dans ma plaie, qui me paraît pour l'occasion bien plus ouverte qu'elle ne l'était il y a peu. Chacun de ses coups de langue semble ouvrir un peu plus mes chairs. La douleur me pénêtre si violemment qu'elle me remplit de froid et d'effroi. Je gèle intérieurement, et je sens quelques perles de sueur maculer mes joues et ma nuque. Les fameuses sueurs froides...

A la manière dont il s'acharne dans le creux de mes reins, je crois deviner que la chaleur que je ressentais tout à l'heure n'était pas une simple chaleur en réaction au choc de l'aiguille, mais bel et bien mon sang qui s'écoulait, lentement mais on ne peut plus sûrement.
Mon hôte réagit donc à l'odeur et au goût du sang frais...je ne crois pas que je m'en tirerai bien...ni que je m'en tirerai tout court...
A chaque coup de langue qu'il m'assène, je ressens une insupportable douleur qui me gagne de plus en plus à l'intérieur. Chacune de mes veines semble s'infecter d'un étrange virus. J'ai l'impression de fourmiller de l'intérieur...

Il vient de s'imposer à mon pauvre esprit ravagé la plus terrible des évidences...je suis persuadée que si je m'endors, je ne sentirai plus la douleur, l'insupportable chaleur qui coule en moi, qui serpente librement au fil de mes veines...je suis tellement fatiguée...
Et il continue, imperturbable...
A sentir comme il s'acharne et comme il accélère petit à petit le rythme de sa succion, je devine que quelque part, il aime ça. Sa vie doit en dépendre, c’est impossible autrement. C'est dommage qu'il sacrifie ma vie pour sauver la sienne.

Je me sens tout compte fait relativement lucide et prête à mourir. Je me sens sereine, en fait.
Je sens que peu à peu, la vie quitte mon corps. Je ne vais pas tarder à m'endormir, en espérant ne pas me réveiller. Je ne veux plus souffrir. Je m'y suis toujours opposée et je pense que là, j'ai assez donné... Je ne sais pas, finalement, qui il est ni d'où il vient, mais ce qu'il est m'importe bien peu, à présent... Je n'aurai dans tous les cas pas d'autre moyen de me venger que d'espérer que lui aussi sera contaminé et que le virus le rongera tout comme il m'a rongée à moi aussi, qu'il lui pourrira l'intérieur et le fera crever à petit feu, lentement et douloureusement...qu'il lui sucera jusqu'à sa dernière étincelle de vie et lui fera amèrement regretter ce qu'il m'a fait.








- " Ca y est. Tout est fini pour elle. Appelle le Docteur, il est dans la chambre d'à côté, il faut qu'il vienne constater le décès.
- OK, j'y vais.
- Elle n'est même pas partie en paix. Tu l'aurais vue cauchemarder, elle faisait vraiment peine à voir...tout compte fait, c'était une réelle délivrance pour elle...Paix à son âme...
- Nous avons donc effectué le prélèvement de moelle trop tard...c'est dommage, je suis sûr que l'on aurait pu faire quelque chose. Qui aurait pu deviner qu'elle partirait aussi vite. Dire qu'il y a à peine trois jours qu'elle est hospitalisée... Vous voulez appeler sa famille ?
- Malheureusement, elle n'en a officiellement pas. Elle vivait seule depuis des années, et n'a pas souhaité prévenir quiconque de son arrivée ici. Je vais plutôt appeler la morgue. "




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